Clavier, chiffon et scie

Peut-on vraiment échapper à son milieu d’origine ? Voilà une question posée dans le philosophie magazine d’octobre 2016 (numéro 102, pages 65, 66 et 67). Pour trouver réponse, le lecteur suit un échange entre Magyd Cherfi, né dans les quartiers nord de Toulouse, devenu écrivain et parolier à succès du groupe Zebda, et la philosophe Chantal Jaquet, qui a consacré un essai aux transclasses. Elle et lui dialoguent « sur le déracinement, la réussite, la fidélité et les identités hybrides ».

Magyd Cherfi explique que le rôle de sa mère a été déterminant dans son « ascension sociale ». Qu’est-ce qu’une ascension sociale ? Ne pas exercer une profession manuelle, a fortiori lorsque l’on est issu d’une migration : « un jour, mon frère aîné (…) rentre à la maison en bleu de travail. Là, ma mère lui tombe dessus, l’attrape par le col et le jette contre le mur en criant : ça y est, il a tout raté, donc j’ai tout raté ». C’était sans compter sur Magyd. « Il faut que l’école nous sorte de là », lui dit-elle. Alors « elle m’a tenu comme ça à la gorge jusqu’au bac ».

Chantal Jacquet souligne ce « désir de sortir ». Elle y entend aussi « la fuite, le rejet ou la désertion ». Elle ajoute que, « à la racine des parcours atypiques, il y a souvent un enfermement que l’on veut briser, une souffrance, qui peut être celle du milieu ou la sienne propre ». Une chrysalide se brise-t-elle ? Peut-être mais « après tout, on a une histoire et on ne peut pas l’effacer, malgré les ruptures ». Alors, « pour tout individu, être soi-même, c’est assumer le décalage avec tout ce qui l’assigne à résidence au départ mais avec quoi il demeure lié, non par une chaîne mais plutôt par un élastique » conclut Chantal Jaquet.

L’élastique est souple par essence. Il s’étire. Peut se briser. Définitivement. Devient morceaux. Ou s’il ne se brise pas il peut revenir à son état normal non sans heurt. « Je suis d’accord : partir, ce n’est pas facile, mais revenir, c’est presque plus dur » témoigne Magyd Cherfi. Son interlocutrice pose alors la question suivante : « La réussite de l’un est-elle une humiliation pour les autres ou au contraire un espoir, une fenêtre qui s’ouvre pour tous ? » Elle est issue d’un village de Savoie, « le plus pauvre de toute la région. (…) Mais nous avons eu, durant une trentaine d’années, successivement deux institutrices qui ont contribué à faire exploser toutes les statistiques de la reproduction sociale ». Au point que « ceux des villages d’à côté, paysans comme nous, nous disaient : Ah ! Tu sors de l’université de Tincave ! Ce qui était une réflexion aussi admirative que péjorative. » Tincave était considéré comme « le village des intellectuels qui refont le monde ».

Bassin (ou bachal)

Le bachal de Tincave, commune de Bozel (Savoie). [ Source : Office de Tourisme de Bozel ]

Est-ce à dire que les intellectuels refont le monde que les manuels ont construit ? L’ont-ils construit à leur goût ou au goût d’autres intellectuels ? L’ont-ils construit dans l’ombre, car être manuel c’est une honte ? Une honte aux yeux d’eux-mêmes ? aux yeux des intellectuels ? aux yeux de personne mais ça-se-passe-comme-ça-depuis-des-lustres-et-on-ne-parvient-pas-à-changer-cet-état-de-fait ?

En parlant d’ombre et, pourquoi pas, de honte, je veux rendre hommage ici à tous les agents d’entretien et technique, celles et ceux qui font le ménage et le bricolage dans les bibliothèques de Paris et de Province. Ces lieux, considérés surtout par le passé, comme des lieux de culte de la connaissance théorique, seraient-ils aussi pratiques et agréables s’ils étaient plein de poussières, de tâches, de trous, de matériels branlants, brisés, dangereux ?

Mais l’élastique est souple par essence. Et nous ne sommes pas dupes. Les bibliothécaires… font du ménage voire du bricolage à la maison et les agents d’entretien et technique… lisent, écoutent de la musique, visionnent des films à la maison. Pourtant, notre regard serait-il le même sur un ou une collègue bibliothécaire qui nous annoncerait qu’il ou elle allait devenir agent d’entretien, que sur un ou une collègue agent d’entretien qui nous annoncerait qu’il ou elle allait devenir bibliothécaire ? Bien entendu, à salaire, nombre de jours de congés et autres « acquis sociaux » équivalents.


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